CE, 10 juin 2022, Société Otéis, req., n° 450675 :
Pour rappel, par trois arrêts rendus le 16 janvier 2020 ( Cass., 3 ème civ., 16 janvier 2020, n° 18-
25.915 , 18-21.895 et 16-24.352 ), la Cour de cassation a très clairement indiqué que la prescription de
l’action d’un constructeur contre un autre constructeur, ou son sous-traitant, ne peut être fondée sur
le délai de la garantie décennale, dans la mesure où elle ne relève pas de la prescription spéciale
consacrée à l’article 1792-4-3 du Code civil, réservée aux actions en responsabilité exercées par le
maître de l’ouvrage contre les constructeurs.
Aussi, la Cour de cassation considère que le recours d’un constructeur contre un autre constructeur,
ou son sous-traitant, relève de la prescription quinquennale de droit commun, consacrée à l’article
2224 du Code civil, dont le délai commence à courir à compter du jour où le demandeur à l’action a
connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
A ce titre, la Haute juridiction a pris le parti de faire courir ce délai à compter de la première
assignation délivrée au constructeur qui entend exercer son recours contre un autre constructeur, ce
qui correspond, le plus généralement, à la date de délivrance de l’assignation en référé-expertise.
Par deux arrêts en date du 1 er octobre 2020 (Cass., 3 ème civ., 1 er octobre 2020, n° 19-21.502 ; n° 19-
13.131), la Cour de cassation a très clairement confirmé sa position, en ce sens que : « l’assignation
en référé expertise délivrée par le maître d’ouvrage à un constructeur met en cause la responsabilité
de celui-ci et constitue le point de départ du délai de ses actions récursoires contre un sous-traitant ou
les autres constructeurs ».
Cette position, qui est désormais adoptée de manière constante par la Cour de cassation, a été
vivement critiquée par la doctrine.
En effet, la mesure d’instruction qui est sollicitée sur le fondement des dispositions de l’article 145 du
Code de procédure civile, l’est avant tout procès et pour établir la preuve de faits dont pourrait
dépendre la solution d’un litige, ce qui par nature ne préjuge en rien des responsabilités encourues,
alors de surcroît que la matérialité des désordres allégués n’est pas encore établie, pas plus que leur
imputabilité.
Un arrêt isolé de la Cour d’appel de Rennes en date du 15 janvier 2021 (CA Rennes, 4 ème chambre, 15
janvier 2021, n° 20-05170) a pu laisser entrevoir la tentation d’une résistance, en retenant que « Il en
résulte qu’une partie n’a connaissance de ce que sa responsabilité est mise en cause dans le cadre
d’un recours entre constructeurs et sous-traitants qu’à la date à laquelle elle est assignée en
paiement ou en exécution forcée, que ce soit au fond ou à titre provisionnel. »,
Autrement dit, le juge d’appel a considéré que, lors des opérations d’expertise, nombre d’entreprises
assignées par le maître d’ouvrage sont encore dans une situation d’expectative et que la mise en
évidence de leur responsabilité est encore très hypothétique à ce stade du procès, de sorte que cette
situation n’était pas de nature à faire courir le délai de la prescription quinquennale.
Si la nature du délai de prescription ne fait donc pas débat, il en va différemment de son point de
départ.
Pour sa part, le Conseil d’Etat vient de compliquer un peu plus les choses, en procédant à une
interprétation encore différente du point de départ des actions récursoires entre constructeurs par
un arrêt en date du 10 juin 2022 (CE, 10 juin 2022, Société Otéis, req., n° 450675).
Pour rappel, la jurisprudence administrative s’était alignée sur la position de la Cour de cassation eu
égard à la prescription des actions entre constructeurs, ce qui avait été rappelé notamment dans un
arrêt en date du 12 avril 2022 (CE, 12 avril 2022, Société Arest, réq. n° 448946) : « Le recours d’un
constructeur contre un autre constructeur ou son sous-traitant relève de ces dispositions et se
prescrit, en conséquence, par cinq ans à compter du jour où le premier a connu ou aurait dû connaître
les faits lui permettant de l’exercer. »
Aux termes de l’arrêt du 10 juin 2022, le Conseil d’Etat a tout d’abord rappelé qu’ « aux termes de
l’article 2224 du code civil résultant de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en
matière civile : Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où
le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer », mais
considère que cette « prescription court à compter de la manifestation du dommage, c’est-à-dire de
la date à laquelle la victime a une connaissance suffisamment certaine de l’étendue du dommage,
quand bien même le responsable de celui-ci ne serait à cette date pas encore déterminé » !
Le Conseil d’Etat censure ainsi l’erreur de droit commise par la cour administrative de Marseille qui
avait écarté l’exception de prescription soulevée, en retenant comme point de départ, non la
manifestation du dommage, mais l’identification de l’origine des désordres affectant l’installation de
chauffage et de climatisation de l’ouvrage et celle des responsables de ces désordres par le rapport
d’expertise déposé.
L’affaire est renvoyée, dans cette mesure, à la cour administrative d’appel de Marseille.
Si cette analyse venait à être confirmée par le Conseil d’Etat, elle engendrerait nécessairement des
difficultés supplémentaires concernant la mise en œuvre des recours entre co-obligés, en
soumettant un point de départ différent selon que l’on est en présence d’un marché privé, ou d’un
marché public.
Il sera en effet rappelé que la compétence du juge administratif est limitée à l’examen des recours
entre les participants à l’exécution d’un marché de travaux publics, alors que le juge judiciaire
connaît des recours des constructeurs à l’encontre des autres constructeurs ou des sous-traitants
avec lesquels ils sont unis par un contrat de droit privé.
Bref, le contentieux lié aux actions récursoires des coobligés entre eux a, de toute évidence, encore
de longues années devant lui !
Karen VIEIRA
Juriste
SELARL ANTARIUS AVOCATS